En vietnamien, le Mékong s'appelle “Cửu Long”, ce qui en sino-vietnamien signifie Neuf Dragons, d'après le nombre d'embouchures du Mékong, mais quand vous essayez de compter les branches du Mékong qui atteignent effectivement la mer, neuf est l'un des quelques chiffres que vous n'atteindrez pas. Les dragons bougent.
Avec l'alluvionnement et l'érosion liée à la mer, aux pluies et à son propre cours, le Mékong est perpétuellement en changement et en évolution. Des îles se propagent, des bras morts apparaissent et se comblent, des embouchures s'ensablent.
Il faut une ancienne carte pour retrouver l'origine des neuf dragons, comme celle-ci, qui date des alentours de 1910, et où on voit les embouchures suivantes: sur le fleuve Hậu Giang, alias le Bassac, les portes, “Cửa” Đình An, Bassac et Trân Bé. Cửa Đình An est la seule voie commerciale restant des trois aujourd'hui, bien que tellement ensablée qu'il y a un projet de canal au-travers du Sud de Trà Vinh pour les plus grands cargos. L'embouchure nommée Bassac est maintenant complètement colmatée et a disparu.
Les fleuves Cổ Chiên, avec Cửa Cung Hậu et Cửa Cổ Chiên, et Hàm Luông, avec Cửa Hàm Luông, sont toujours là et ressemblent aujourd'hui à ce qu'ils étaient au tout début du XXème siècle. Un profond changement est survenu sur la rivière Mỹ Tho, la dernière partie du fleuve Tiền Giang: la porte Ba Lai, qui était l'embouchure de sa propre branche, a presque entièrement disparu et se fond maintenant dans le district de Bình Đại, à Bến Tre. Cửa Đại et Cửa Tiểu, la grande et la petite portes du premier fleuve, sont toujours là, Cửa Đại étant la principale voie d'accès au Cambodge aujourd'hui.
Depuis leur arrivée en Cochinchine, les Français on été tentés d'ouvrir des routes vers l'amont du delta du Mékong vers le Cambodge et le Laos, et dès 1858, au moment du débarquement à Tourane (Đà Nẵng), ils lancèrent une expédition de reconnaissance pour identifier les plus grandes artères du delta du Mékong, bien avant la fameuse mission de Doudart de Lagrée en 1866.
Si la géographie et les proportions des rivières diffèrent un peu de la réalité, la topologie est elle assez juste, pour autant que les navigateurs des artères principales aient pu la découvrir à cette époque. Cù Lao Giêng, Cù Lao Ông Hổ, Cù Lao Mây, beaucoup de détails de la topographie du Mékong sont là, et nous pouvons nous appuyer sur cette carte pour estimer les changements de la rivière et de ses voies navigables.
Un vapeur nommé Bassac naviguait déjà sur la région à cette époque.
Bien des canaux essentiels d'aujourd'hui sont absents, et en particulier Kênh Chợ Gạo, entre Mỹ Tho sur le Mékong et le tronc commun des rivières Vàm Cò (ici appelées Vai Co), ou Kênh Lấp Vò, entre Sa Đéc et Long Xuyên. Il y a présents par contre des rachs et arroyos qui étaient employés pour le commerce à l'époque et qui sont devenus tout-à-fait secondaires, comme le Kinh Ba Bio, entre Saïgon et Cái Bè. La rivière Măng Thít, entre Trà Ôn et Cổ Chiên n'est pas représentée, mais son embouchure au confluent de Cổ Chiên (alors Co Khiên) est présente sur la carte. Le canal de Trà Ôn, qui allait devenir le canal Nicolaï plus tard dans le XXème siècle, était certainement déjà là, au moins sous sa forme originelle de rivière.
Plus notoirement, il semble qu'il y ait une connection naturelle entre le premier fleuve et Cổ Chiên, juste en amont de l'effluent de Hàm Luông, à peu près là où se trouve aujourd'hui le canal de Chợ Lách. Le canal fait 6 km au-travers de la péninsule d'An Bình, qui fait près de 2 km de large au plus fin. Pouvait-il y avoir une connection naturelle? Les cartes de 1910 montrent le canal tel qu'il est aujourd'hui, est-ce que le passage a pu s'ensabler aussi vite? Pourquoi pas: une carte de 1929, pourtant détaillée, le montre absent, comme aucune jonction.
Quand nous avons nommé nos bateaux les Bassac, nous faisions référence à l'ancien nom du Hậu Giang, le deuxième mais aussi le plus grand des bras du Mékong, qui se sépare du premier bras à Phnom Penh, puis draine et grandit pour devenir le plus important.
Selon cette carte, il semble que le nom Bassac ait pu être originellement donné à la ville de Cần Thơ, où nous sommes. Sans doute simplement d'après le fleuve.
Cette même carte nous montre à quel point la topographie du delta a évolué: on voit très bien comme l'embouchure de Măng Thít est précise et essentiellement restée telle quelle, à l'intérieur de la courbe de Cổ Chiên; on voit aussi l'évolution de Bình Hòa Phước, qui était alors une ile –aujourd'hui une péninsule très logue traversée par le canal de Chợ Lách.
La carte montre en rouge les voies d'eau primaires et en bleu les plus locales.
Il y a bien une jonction à Chợ Lách, entre Cái Bè et le fleuve Cổ Chiên, et on y trouve le canal de Kiên Lương, entre Châu Đốc et Hà Tiên, sur le golfe du Siam. Beaucoup des voies jugées alors d'intérêt général sont maintenant bridées par des ponts bas et seulement parcourues par des cargos légers, comme par exemple la voie la plus directe de Bạc Liêu vers Mỹ Tho.
Les canaux que l'administration coloniale envisageait de creuser à l'époque sont représentés en pointillés. Avec l'arrivée de 1925 et le début des troubles sociaux, de nombreux canaux n'ont jamais été construits. Et pour certains, c'est mieux ainsi, si on regarde un projet de canal partant à mi-chemin de Long Xuyên et de Châu Đốc et arrivant nulle part, entre Hà Tiên et Rạch Giá sur le front de mer. Le Kênh Rạch Sỏi d'aujourd'hui a bien plus de sens.
Il y a de nombreux canaux bleus en pointillés sur la carte, et donc à l'état de projets à cette époque, et notoirement, beaucoup des canaux locaux existants représentés sur la carte mènent au même endroit: Phụng Hiệp, à 35 km au Sud de Cần Thơ, et qui abrite aujourd'hui encore l'un des plus grands marchés flottants de tous: Ngã Bảy, qui veut dire le carrefour à sept voies (voyez une photo satellite). Si la carte est assez complète, Phụng Hiệp pourrait avoir été un centre économique assez important.
Nos bateaux, les Bassac, ont tous été construits a quelques centaines de mètres de Ngã Bảy, à Phụng Hiệp, au cœur même du delta du Mékong.
David Biggs, peut-être l'historien le plus compétent aujourd'hui sur le delta du Mékong, a retrouvé des actes de justice qui montrent que nous devrions en fait une part des canaux de Phụng Hiệp aux ingénieurs francais: les plus récents auraient été creusés sous la pression de la part des propriétaires terriens pour tenter de réduire les inondations récurrentes amenées par les plus anciens.
Lire: David Biggs, Quagmire, Nation building and Nature in the Mekong Delta, 2008.
Sur notre trajet de Cần Thơ à Cái Bè ou retour, nous traversons la rivière Măng Thít et le canal Nicolaï. Tous deux étaient là au début du XXème siècle, comme on le voit sur cette carte datée d'environ 1910.
Le canal Nicolaï s'appelait alors Trà Ôn, d'après la localité située à son confluent avec le Bassac, derrière Cù Lao Mây, où nous nous arrêtons pour la nuit sur le chemin de Cần Thơ au petit matin. Il est bien plus droit qu'une rivière, ce qui non seulement permet de le suivre plus vite, mais aussi le protège de la force de l'érosion.
Où le chemin devient une rivière sinueuse, nous rejoignons Măng Thít, qui est toujours aujourd'hui un lieu magnifique. Les méandres de la rivière Măng Thít évoluent d'année en année et sont plus accusés aujourd'hui qu'ils n'étaient alors: les alluvions se déposent à l'intérieur des courbes, alors que l'eau érode l'extérieur de chaque tournant, et petit à petit sculpte la berge. La carte montre en fait un méandre tellement courbé qu'un raccourci est apparu ou a été peut-être creusé, éliminant une boucle de la rivière.
Cent ans plus tard, la boucle est devenue un bras mort. Elle est toujours là (voyez une photo satellite), mais plus étroite et moins profonde, et elle définit en fait une très belle promenade à faire à vélo: le milieu de l'“îlot” est fait de rizières ouvertes encadrées par des cocotiers. Sur certains trajets, les Bassac s'y arrêtent pour une visite à terre.